Pauvert, une traversée de l’édition
Jean-Jacques Pauvert nous livre un parcours d’éditeur bien atypique, à travers ces mémoires. Il s’agit ici du premier tome, consacré à la période 1940 – 1968. Celui d’un jeune homme, cancre, rejeté par l’école, qui se construit une sensibilité littéraire empirique, d’abord dans la bibliothèque parentale, puis au fil de rencontres prégnantes, Gaston Gallimard le prenant sous son aile dès ses seize ans, il fera nombre de rencontres décisives à la librairie de la rue du Bac.
Mais Pauvert, né en 1926, ne l’oublions pas, est l’un des rares éditeurs nés à la Libération, dans cette atmosphère de liberté nouvelle où les tickets de rationnement restaient monnaie courante, à avoir perduré. Des amitiés liées à la Nrf, avec Jean Genet, dont il deviendra inséparable, aux derniers textes de Georges Bataille, Pauvert a su se bâtir un monde de plumes singulières. Pauvert se fécilite, au long de ces mémoires et ce à bien juste titre, d’avoir été l’un des acteurs les plus acharnés de la lutte contre la censure, avec son avocat Maurice Garçon : en effet, doit-on rappeler que l’homme en question perdit ses droits civiques ? Il faut bien se remémorer l’époque : en 1947, il était même interdit d’éditer des livres en langue étrangère !
Un début prometteur
Pauvert, dit « JJP », est, sui generis, ce que l’on appelle aujourd’hui un éditeur engagé, de ce ceux qui jettent des pavés dans la mare, comme il le fit en 1965 en stigmatisant « Ceux qui confondent usine et édition ». Et Jean-Jacques Pauvert sait de quoi il parle, car l’édition n’a pas été pour lui une vocation d’emblée. Il est y venu naturellement, lecteur assidu et esprit aiguisé, à force de troquer des livres précieux ou licencieux, à force de lectures bouleversantes, sans jamais s’être interrogé sur les horizons qui allaient s’ouvrir à lui. « Je ne me considerais pas du tout, dans mon for intérieur, comme un éditeur. J’en jouais simplement un peu le rôle, c’est tout. L’édition était un monde à part, constitué de grandes maisons très lointaines, retranchées chacune dans l’univers clos de leurs gros immeubles et fort jalouses les unes des autres. Encore depuis la guerre. »
Audace et autodidaxie
La porte est ouverte à la Nrf ? Il y entre ! Il n’hésite pas à aller vers les plus grands et ne cesse de les solliciter, André Gide, Montherlant, Paulhan, Léautaud, qui restent dubitatifs devant la fougue de ce jeune homme bien audacieux, à l’aube de ses vingt ans. Pauvert est excédé par la tendance nouvelle de l’édition à oublier les écrivains des siècles passés. Il commencera à éditer en dilettante avec la revue Palimugre, qu’il crée avec l’aide de son grand-oncle et critique littéraire André Salmon. Suivront l’Arbitraire et le surréaliste Bizarre avec Breton, et plus tard le vitriolé L’Enragé.
Le livre “sous le manteau” prend l’air
Puis Sade est une révélation pour lui : conscient de tenir là des textes subversifs, mais contenant le germe d’un certain idéal de liberté, JJP édite les Cent-vingt journées de Sodome. À l’heure où Henry Miller est accablé par la censure pour ses deux Tropiques, la prise de risques est considérable : l’appareil judiciaire français, veille au respect des valeurs morales traditionnelles et c’est pour lui un texte scandaleux, repoussant, insoutenable. Pourtant, JJP se dit « Et pourquoi pas ? » et s’investit dans l’édition d’ouvrages licencieux, qui culminera avec l’ensemble des œuvres de Sade en trois tomes. La « mondaine » s’intéresse de plus en plus à l’activité de JJP. Mais qu’importe, puisque à tout juste vingt ans le voilà premier éditeur des œuvres complètes de Sade ! L’édition de ce corpus complet sera reprise sous la marque Pauvert et révisée avec la collaboration d’Annie Le Brun en 1986.
S’ensuivit la rencontre décisive avec Pauline Réage, via Jean Paulhan, et son texte érotique Histoire d’O. JJP y voit une femme dans son attitude la plus libérée, s’autorisant les rêves les plus osés. Aujourd’hui encore, Pauline Réage (alias Dominique Aury) est infiniment reconnaissante à JJP de lui avoir donné cette chance et de s’être battu avec elle contre le puritanisme de l’après-guerre. C’est aussi cela un éditeur, quelqu’un qui défend ses auteurs en toutes situations, qu’il s’agisse de promouvoir ou de plaider en leur faveur. JJP ne manquera pas de riposter à l’hypocrisie de Françoise Giroud ou au conservatisme de François Mauriac.
JJP ouvre sa Librairie du Palimugre avec sa compagne Christiane Sauviat rue Bonaparte. Il est le dernier éditeur d’André Breton, il édite André Hardellet, Albertine Sarrazin (dont je viens de retrouver un exemplaire original de l’Astragale en excellent état). Il révèle Le Concile d’amour, Georges Darien et Le Voleur (sur le point de tomber dans l’oubli). Toujours inquiet de voir tout un patrimoine littéraire disparaître au profit des auteurs à la mode, JJP relève le pari d’éditer le dictionnaire d’Émile Littré en un volume compact fort original, au format oblong et à la construction typographique révolutionnaire pour ce type d’ouvrage : une seule colonne par page ! Le tirage est titanesque et l’entreprise sera sauvée par une agence de courtage qui lance une gigantesque campagne publicitaire de pré-commande.
Un peu après, fin 1963, Régine Spengler, future Deforges, croise son chemin. Le voici son pygmalion.
Liberté
Puis vient le temps de la collection « Libertés », collection révolutionnaire s’il en est, tant dans la politique que dans la conception des livres : format oblong, couverture papier kraft, maquette sublime de Pierre Faucheux. Même Julien Gracq, pourtant réfractaire à la culture de masse et fidèle à l’éditeur José Corti, consent de lui laisser éditer sa Littérature à l’estomac dans ce format de poche. On a tendance à l’oublier : JJP fut également un remarquable typographe amateur, comme en témoignent certaines de ses couvertures. Il gagna même l’admiration de Maximilien Vox, illustre maître en la matière.
Peu à peu, ce climat puritain et hypocrite de la vieille France devient insupportable. Les carcans moraux volent en éclat, la jeunesse étouffe, en 1968 la voici dans la rue. Premier gros coup porté à la rigide France Gaulliste. Pauvert est dans ses meilleurs années, il lance la collection « Libertés Nouvelles ». Une nouvelle génération d’illustrateurs subversifs l’accompagnent dans ses publications satiriques, parmi lesquels Siné, Cabu… JJP achève ce premier tome de mémoires avec une réflexion sur les idéologies dominantes qu’elles soient d’un extrême ou de l’autre, et du prêt-à-penser.
Rendez-vous au tome II ?
On l’aura bien compris, Jean-Jacques Pauvert nous présente un parcours fait de fortunes diverses, de rencontres enrichissantes et nous prévient de la difficulté de rester éditeur face au poids des financiers. En effet le fonds Jean-Jacques Pauvert fût racheté par la Librairie Arthème Fayard, alors elle-même département des Éditions Hachette. Il ne reste que cela de JJP, une collection « Pauvert ».
La Traversée du livre est un ouvrage passionnant, ou l’expérience du livre croise celle d’un demi-siècle de bouleversements forts. Le livre est accompagné de reproductions de lettres d’amis, de témoignages, de photographies, de contrats, de couvertures de livres. Mais cette histoire, c’est aussi celle d’un homme dont la destinée fût modelée par la vigueur de sa passion littéraire et par une audace quasi ‑adolescente. Et Pauvert de conclure, pastichant Céline : « Le XXe siècle, eh bien j’y ai participé. »D’ailleurs, il participe aussi au XXIe, puisque le deuxième tome de ses mémoires est à paraître ! Jean-Jacques Pauvert dirige (qui sait de quelle manière ?) également la collection de littérature érotique aux éditions de La Musardine, par ailleurs illustre librairie spécialisée en la matière. À presque quatre-vingts ans, le seul homme qui réussit à convaincre Guy Debord d’être édité chez Gallimard, pourrait encore nous surprendre !
Hélas, je ne sais s’il faut encore attendre de Pauvert son second tome de mémoires de l’édition. Pourtant, à 83 ans, l’homme a encore une longue histoire à révéler. Le fait moins connu, par exemple, qu’il ait été le négociateur entre Guy Debord et Gallimard en 1992, après un bref passage aux Belles Lettres. Quel fut son rôle, son implication en tant qu’agent littéraire ? Tout cela est pour l’instant d’un flou gaussien…
La Traversée du livre, Jean-Jacques Pauvert, Éditions Viviane Hamy, 2004, 28 €