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De Guy Debord, Asger Jorn, et d’une bibliothèque situationniste

Le pro­jet d’anthologie des textes et œuvres[1] de Guy Debord a certes pris forme maté­riel­le­ment après sa mort, mais quoi qu’il en soit, on retrouve au long de sa tra­ver­sée du xxe siècle des indices, voire des preuves de son désir de « rete­nir » le savoir et les expé­riences accom­plies dans un geste d’archivation, voire dans le lieu de la conser­va­tion par excel­lence, la biblio­thèque[2].

Aus­si est-il néces­saire de sou­li­gner la pleine ambi­va­lence du terme. Car cette biblio­thèque est spi­ri­tuelle et méta­phy­sique et à la fois dou­ble­ment phy­sique : elle est dans tout livre en ce qu’elle a d’intertextuel, tout comme elle se construit dans le biblio­thê­khê ( en  grec : lieu de dépôt de livres) de l’auteur. Elle est par consé­quent un sou­bas­se­ment indé­ra­ci­nable et insé­pa­rable du dis­cours lit­té­raire et du dis­cours édi­to­rial comme intention.

La biblio­thèque appa­raît en effet comme un para­mètre qui déter­mine et dirige jusqu’à son accom­plis­se­ment l’œuvre debor­dienne : tan­tôt réfu­tée (par Mémoires, par exemple, puisque ce livre cou­vert de papier de verre est un véri­table « bélier » lan­cé sur la biblio­thèque qui contien­drait la culture « clas­sique » et « légi­time »), tan­tôt célé­brée (les réfé­rences constantes aux mora­listes : Pas­cal, Bos­suet, Ber­nard de Clair­vaux…), elle n’est jamais absente de son pro­pos de non-écri­vain. À l’inverse de Vincent Kauf­mann, nous pou­vons pen­ser que les preuves sont suf­fi­santes pour dire que le livre était un élé­ment extrê­me­ment consi­dé­ré par Debord, même s’il n’en a pas fait son medium de choix. Il y a eu cer­tai­ne­ment un jeu d’attraction/répulsion per­ma­nent mais rien ne laisse trans­pa­raître la capi­tu­la­tion du livre[3].

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Il faut men­tion­ner éga­le­ment le pro­jet de Biblio­thèque situa­tion­niste de Sil­ke­borg[4] (au Dane­mark) ini­tié par Asger Jorn[5] : le désir d’un geste d’archivage de la pen­sée y était évo­qué dans sa plus grande rigueur, puisque d’emblée étaient défi­nies les caté­go­ries docu­men­taires (avec une pré­ci­sion digne des plus belles biblio­thèques) qui la constitueraient :

Le musée de Sil­ke­borg, dans le Jut­land, qui se trou­vait déjà être le prin­ci­pal musée d’art moderne de tous les pays scan­di­naves, vient de fon­der une biblio­thèque situa­tion­niste. Cette biblio­thèque est elle-même sub­di­vi­sée en une sec­tion pré-situa­tion­niste, réunis­sant toute la docu­men­ta­tion sou­hai­table sur les mou­ve­ments d’avant-garde depuis 1945, qui ont pu tenir quelque rôle dans la pré­pa­ra­tion du mou­ve­ment situa­tion­niste ; une sec­tion situa­tion­niste pro­pre­ment dite, com­por­tant toutes les publi­ca­tions de l’I.S. ; une sec­tion his­to­rique des­ti­née à  rece­voir les tra­vaux sur l’I.S. et qui, de fait, pour le moment, accueille seule­ment la pro­pa­gande anti-situa­tion­niste qui a com­men­cé de paraître çà et là. […]

Nous ne dou­tons pas que, dans les pro­chaines années, beau­coup d’historiens spé­cia­li­sés d’Europe et d’Amérique, et ulté­rieu­re­ment d’Asie et d’Afrique, ne fassent le voyage de Sil­ke­borg à la seule fin de com­plé­ter et de contrô­ler leur docu­men­ta­tion à ce « Pavillon de Bre­teuil » d’une nou­veau genre. […]

Le dis­cours est donc ambi­gu : un ren­ver­se­ment de l’art, oui, mais accom­pa­gné d’une entre­prise (en fili­grane, mais de plus en plus nette jusqu’à nous) d’accumulation et de conser­va­tion d’une docu­men­ta­tion, de preuves his­to­riques. L’historien devrait pou­voir y trou­ver les élé­ments néces­saires pour étayer ses thèses, mais le para­texte éva­sif (contrai­re­ment au péri­texte, dans une cer­taine mesure) rend le col­la­tion­ne­ment d’informations par­ti­cu­liè­re­ment difficile.

Quant à la paru­tion de ces Œuvres debor­diennes en col­lec­tion Quar­to (2006), il s’agit de savoir dans quelle direc­tion s’oriente la pré­pa­ra­tion de l’édition : trans­mis­sion ou conser­va­tion ? Cette pro­blé­ma­tique, par­ti­cu­liè­re­ment chère aux médio­logues, n’est pas si évi­dente à dépar­ta­ger[6] : une mise en Œuvres pré­ma­tu­rée renonce à pen­ser nos auteurs sur des « temps longs », à lais­ser s’accomplir la décan­ta­tion cri­tique avant la cano­ni­sa­tion d’un écri­vain. Or il semble que la culture des temps courts et des effets immé­diats tiennent le haut du pavé, sur un plan com­mu­ni­ca­tion­nel. Au-delà de cette inter­ro­ga­tion, la pro­blé­ma­tique médio­lo­gique rejoint éga­le­ment celle du dis­cours édi­to­rial consti­tué en genre, dans sa recherche de ce qui trans­forme une « idée » en une « force maté­rielle »[7].

Cette dimen­sion « biblio­thèque » que ren­voie cet ouvrage com­pi­la­teur, si elle n’est pas cen­trale, est étroi­te­ment liée à un effort glo­bal dans le sens d’une nou­velle repré­sen­ta­tion des textes. L’agencement des textes dans le cor­pus (qui relève pro­ba­ble­ment davan­tage de la cri­tique géné­tique que de l’analyse de dis­cours pure, en tant que jeunes dis­ci­plines), rend compte d’une véri­table relec­ture de l’œuvre en question.


[1] J’ajoute ce terme, une fois deve­nant cou­tume, d’œuvres dont je suis contraint d’abuser, car cer­taines publi­ca­tions ne consti­tuent pas des objets lit­té­raires de “pur texte”, mais plu­tôt des anti­textes (cf. Mémoires), à moins que ce ne soient des O.L.N.I. (objets lit­té­raires non iden­ti­fiés).

[2] Le sou­hait, par exemple, de réunir en une tomai­son, soit un livre, l’ensemble des numé­ros de la revue let­triste Pot­latch (pro­jet concré­ti­sé par Van Gen­nep dans un pre­mier temps à Amster­dam en 1971, puis en France par Champ Libre en 1985 sous la direc­tion de Debord, puis chez Allia plus récem­ment, en 1996).

[3] Cette idée est ren­for­cée par l’article de Boris Don­né dans son article « Un ciné­ma de de pel­li­cule et de papier », in Le Cahier du refuge, Centre inter­na­tio­nal de poé­sie Mar­seille, mars 2006. B. Don­né y dénote l’hybridité d’un objet artis­tique créé par Debord, objet incom­plet et ima­gi­naire à recons­truire par le lec­teur. Aucun ne peut  « déli­vrer une image com­plète et intel­li­gible du réel ».

[4] Celle-ci ne pro­dui­sit pas plus de quatre volumes avant de s’éteindre.

Cf. « La Biblio­thèque situa­tion­niste de Sil­ke­borg » (paru dans IS n°5, p. 11), in Guy Debord, Œuvres, op. cit., p. 565. Men­tion­né éga­le­ment dans Jean-Jacques Ras­paud / Jean-Pierre Voyer L’In­ter­na­tio­nale Situa­tion­niste : Protagonistes/Chronologie/Bibliographie (avec un index des noms insul­tés), Champ Libre, 1972.

[5] Talen­tueux peintre issu de la mou­vance Cobra, appro­ché et mis au ser­vice du pro­jet révo­lu­tion­naire de l’IS par Guy Debord.

[6] Debray, Régis, Vie et mort de l’image, une his­toire du regard en occi­dent, Paris, Gal­li­mard, 1992.

[7] Debray, Régis, Cours de médio­lo­gie géné­rale, Paris, Gal­li­mard, 1991.

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