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Astral Weeks vu par Lester Bangs

Les­ter Bangs (1948 – 1982), ini­tia­teur de la mou­vance cri­tique du « jour­na­lisme Gon­zo », fut sai­si, dans ses moments d’égarements et d’excès en tout genre qui laissent augu­rer sa mort si pré­coce, et dit ne jamais s’être remis d’Astral Weeks ; par­tant, il le consi­dé­rait comme le disque ayant eu le plus d’importance dans sa courte vie. Dans ce pas­sage, extrait de Stran­ded (1979) – der­nière période de sa vie – Les­ter Bangs affronte la ques­tion de la signi­fi­ca­tion et de l’impact d’une poé­tique mys­tique qui marquent cet opus vision­naire de Van Mor­ri­son. Au piège de sa propre ten­ta­tive d’élucidation, probablement.

Au final, peu importe de sai­sir le signi­fié : la ten­sion entre illu­sion réa­liste (Sainte-Beuve est tou­jours dans l’impasse ici) et une thé­ma­tique pré­gnante dans l’œuvre de Mor­ri­son dans sa tota­li­té, celle d’une esthé­tique de la vision[1] illu­mine ce disque. Inutile d’appliquer ici quel­conque théo­rie sémio­tique, l’effet sur­na­tu­rel balayant tout d’un revers.

Une occa­sion de redé­cou­vrir cet opus à la fois puis­sant et léni­fiant, domi­né par une ambiance acous­tique (a‑t-on jamais enten­du un disque folk/rock son­ner de manière aus­si sublime par une orches­tra­tion tra­di­tion­nelle ?) où la contre­basse mène le bal mys­tique. On sou­li­gne­ra que deux des musi­ciens pré­sents sont rodés au jazz (Jay Ber­li­ner et Connie Kay), appor­tant la vir­tuo­si­té remar­quable mais jamais vani­teuse aux varia­tions libres d’Astral Weeks. Fait éton­nant, Astral Weeks, sor­ti en novembre 1968, n’a pas sus­ci­té de sou­dain engoue­ment et ses ventes sont tou­jours res­tées modestes.  Et ce n’est cer­tai­ne­ment pas ce qui nous retien­dra de l’écouter…

On retrou­ve­ra l’ar­ticle ori­gi­nal à cette adresse. L’al­bum est écou­table en strea­ming sur Spo­ti­fy.

Les­ter Bangs

Astral Weeks

(Tra­duc­tion de Jean-Paul Mour­lon, in Pyscho­tic Reac­tions  & autres car­bu­ra­teurs flin­gués, © 2005 Tristram)

Vous vous deman­dez pro­ba­ble­ment quand je vais me mettre à vous par­ler d’Astral Weeks. À dire vrai, il y a beau­coup de choses dedans dont je ne sou­haite pas vous par­ler du tout. À la fois parce que, que vous l’ayez enten­du ou non, il ne serait pas juste que je vous impose mon inter­pré­ta­tion d’une ima­ge­rie à la sub­jec­ti­vi­té aus­si lapi­daire, et parce que, dans bien des cas, je ne sais pas de quoi Mor­ri­son parle. Lui non plus, d’ailleurs : « Je ne suis pas sur­pris que les gens tirent des signi­fi­ca­tions dif­fé­rentes de mes chan­sons, a‑t-il dit à un inter­vie­wer de Rol­ling Stone. Mais je ne veux pas don­ner l’impression que je sais ce que tout ça veut dire, parce que ce n’est pas le cas… Il y a des moments où je suis per­plexe. J’examine cer­tains trucs qui viennent, voyez. Et par exemple il y a ça et ça a l’air d’aller, mais je ne suis pas sûr de ce que cela signifie. »

There you go

Sta­rin’ with a look of avarice

Tal­kin’ to Hud­die Ledbetter

Sho­win’ pic­tures on the walls

And whis­pe­rin’ in the halls

And poin­tin’ a fin­ger at me.

Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça « veut dire », bien qu’à un cer­tain niveau  j’aimerais abor­der ce texte d’une manière aus­si indi­recte  et aus­si évo­ca­trice que les paroles elles-mêmes. De toute façon, vous cou­rez aux ennuis dès que vous vous asseyez pour expli­quer exac­te­ment ce que signi­fie un docu­ment mys­tique, ce qu’est exac­te­ment Astral Weeks. Pour com­men­cer, il signi­fie le jeu de basse de Richard Davies, qui accom­pagne les chan­sons et le chant tout du long avec un lyrisme qui n’est pas simple grand talent de musi­cien : il com­porte quelque chose de plus  qu’inspiré, ému, on pénètre là dans le royaume du mira­cu­leux. Tout l’ensemble, – la sec­tion de cordes de Lar­ry Fal­lon, la gui­tare de Jay Ber­li­ner (il a joué sur le Black Saint and the Sin­ner Lady, de Min­gus), la bat­te­rie  de Connie Kay – est de ce ton­neau : eux et Van sonnent comme si non seule­ment ils lisaient mutuel­le­ment leurs pen­sées, mais que de sur­croît ils y habi­taient. Les faits sont peut-être dif­fé­rents. À l’époque, John Cale  fai­sait un album dans le stu­dio voi­sin, et  raconte :  «  Mor­ri­son ne pou­vait tra­vailler avec per­sonne, alors fina­le­ment ils l’ont enfer­mé tout seul dans le stu­dio. Il a enre­gis­tré toutes les chan­sons avec une simple gui­tare sèche, et plus tard ils ont fait des over­dubs sur tout le reste de la bande. »

Le récit de Cale peut être vrai ou non – mais de toute façon, les faits ne nous seront d’aucune uti­li­té ici. Fait : Van Mor­ri­son avait vingt-deux ans – ou vingt trois – quand il a enre­gis­tré ce disque ; il y a des vies entières der­rière. Astral Weeks ne parle pas de faits, mais de véri­tés. Astral Weeks pour autant qu’on puisse le défi­nir, est un album qui parle de gens assom­més par la vie, com­plè­te­ment écra­sés, enfer­més dans leur peau, leur âge et leur moi, para­ly­sés par l’énormité de ce qu’ils peuvent com­prendre en un ins­tant vision­naire. C’est un don ter­rible et pré­cieux, né d’une atroce véri­té, parce que ce qu’ils voient est à la fois infi­ni­ment beau et hor­ri­fiant au pos­sible : la capa­ci­té  humaine infi­nie de créer ou de détruire, selon le caprice. Ce n’est pas de la mys­tique orien­tale, ni une vision psy­ché­dé­lique ; encore moins une per­cep­tion bau­de­lai­rienne de la beau­té du sor­dide ou du gro­tesque. Peut-être cela se réduit-il à la décou­verte momen­ta­née du miracle de la vie, avec son conco­mi­tant inévi­table, un aper­çu ver­ti­gi­neux de la capa­ci­té à souf­frir, et d’infliger cette souffrance.


[1] [note de l’au­teur du billet] À ce pro­pos, le titre de l’album de 1982– année du décès de Bangs –, Beau­ti­ful Vision, est évo­ca­teur. Un excès de visions qui le mène à cette époque à se conver­tir à la scien­to­lo­gie, le livret expri­mant une recon­nais­sance à l’endroit de Ron Hub­bard, son fondateur.

 

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