D’une ville idéale : Guy Debord à l’école imaginaire de Vauban
On savait Guy Debord autant fasciné par les moralistes que par les grands théoriciens de la guerre (Clausewitz, officier prussien qui trahit la Prusse pour la Russie en 1812 et rédigea un manuel de guerre publié après sa mort par la volonté de sa veuve ; mais aussi Sun Tzu, officier chinois dont l’existence est supposée aux Ve et VIe siècles avant J.-C. et auteur du premier traité de guerre connu).
On sait désormais que la stratégie qui l’amènera bien plus tard a devenir l’inventeur du Kriegspiel (créé vers 1955, dont il dépose le brevet d’inventeur dix ans plus tard, en 1965) était déjà un amour de jeunesse.
Le passionnant Boris Donné, dans [Pour Mémoires] (publié en 2004, p. 123, chap. “Dérives”), évoquait un croquis de Debord retrouvé dans les archives québécoises de Patrick Straram, compagnon pré-situ dont la participation n’a été révélée qu’au moment de l’exploration de celles-ci, avec la collaboration de Jean-Marie Apostolidès. Aparté, ces derniers, peu pris au sérieux par la critique crypto-marxiste debordienne, proposent pourtant les points de vues les plus originaux et documentés sur l’œuvre debordienne.
Revenons donc à la guerre. Boris Donné a fait reproduire à la page indiquée supra le plan d’une ville-forteresse élaboré et imaginé par Debord. Voici le commentaire qu’en fait B. Donné en légende :
Un document non daté (1954 ?) conservé par Patrick Straram présente un projet, dessiné par Debord, de TRANSPOSITION BAROQUE-INFLUENTIELLE DU “VILLAGE DÉFENDU” composée par assemblage de fragments architecturaux (rempart à la Vauban, mur de prison, fac-similé de la Muraille de Chine). Une note précise que la goëlette suspendue (au centre) est “un monument élevé à Gilles Ivain”.

(Remarque : le cliché de ce dessin est reproduit dans Œuvres de Guy Debord, collection “Quarto” chez Gallimard, p.118. Le document est soudainement et avec force précision daté de novembre 1953).
Hormis ces indications, les précisions fournies par Debord autour et sous son illustration confirment l’idée d’une place forte à la Vauban, de ce “pré carré”, conception d’une ville hermétique à toute intrusion ennemie, par la surabondances de remparts et de douves, ainsi qu’une rationalisation extrême de l’espace citadin.
Pour ma part, j’irai plus loin, en comparant très précisément cet idéal de la ville stratège à une cité que je connais bien : Neuf-Brisach (Haut-Rhin), édifiée ex-nihilo sur le Rhin par le même Sébastien Le Prestre de Vauban (1633 – 1707), ingénieur au service du Roi Louis XIV, achevée en 1699.

En effet, Debord reprend le même modus operandi : une place d’armes, des points de vue suffisamment élevés pour les sentinelles, des alentours des remparts piégés (“route minée”), et surtout, un plan octogonal analogue à celui choisi par Louis XIV dans les divers projets soumis par Vauban (bien que Debord face référence à son désir d’une place de “forme circulaire”, dont un bordj saharien ou un camp de légion romaine viendraient troubler l’harmonie courbée). Il est vrai que le jeune Debord est bien plus fantaisiste, et nous transforme l’octogone parfait à sa manière : telle caserne Suzonni devient fac-similé de la muraille de Chine, l’église Saint-Louis fait place à un châlet savoyard… L’altitude montagnarde annoncée est de 2000m environ, celle de Neuf-Brisach est de 198m au dessus du niveau de la mer, toutefois, elle est au pied des Vosges. Le nombre d’habitants prévu dépasse les 50 000, la cité néo-brisacienne n’en est qu’à 2000 ! Ainsi, c’est une revisitation d’une place guerrière “à la Facteur Cheval” : en un même lieu, a priori clos et traditionnel, en quelque sorte, faire se mêler les éléments de beauté de multiples civilisations, dans un contexte ludique et expérimental, au même titre que la “dérive” situationniste (pratique et expérience des changements d’ambiance en traversant une variété de lieux dans une même ville).
L’affaire devient encore plus amusante à propos de la goëlette dédiée à l’ami Gilles Ivain, encore un pré-situationniste qui a subi un destin qui n’est pas sans rappeler celui de Syd Barrett dans l’univers musical de Pink Floyd 10 ans plus tard ; nul doute que ces deux génies continuent de briller comme des diamants fous. Il se figure qu’une sculpture installée à la porte de Belfort de Neuf-Brisach est constituée… d’une péniche ! Élément qui a la même fonction symbolique que dans le croquis, puisqu’elle n’est en aucun cas opérationnelle : sa fonction est essentiellement esthétique, elle sert de supports aux sculptures mécaniques de l’allemand Helmut Lutz, et à des spectacles de reconstitution historique en “sons et lumières”, plus rarement du théâtre. Au centre de la péniche se trouve une plateforme scénique. Les sculptures mécaniques de Lutz sont captivantes, inquiétantes, sorte de post-gothique plein de courbes, de trompes métalliques (le son est partie prenante des installations), d’ailes en pointes…
J’ai sans doute laissé mon imagination divaguer ; ça faisait pourtant deux ans que je voulais écrire quelques lignes sur cette vision. Enfin.


2 Comments
Anita
Le plan d’une ville-forteresse élaboré et imaginé par Debord est daté de novembre 1953 dans Œuvres de Guy Debord, collection « Quarto » chez Gallimard, p.118, parce que dans la lettre adressée à Ivan Chtcheglov (Gilles Ivain), un lundi, figure la première esquisse de ce plan et qu’il est précisé (p. 141 éd. Fayard) que Georges Bidault, alors ministre des Affaires étrangères, s’écroule ivre mort à la Chambre des députés – ce qui s’est effectivement passé le vendredi 20 novembre 1953 ! Donc cette première esquisse date du lundi 23 novembre 1953 et le plan que vous reproduisez ici date des quelques heures ou jours qui suivent. CQFD
Jeremy Jeanguenin
Voilà qui explique tout. Je n’avais hélas pas ‘Le Marquis de Sade a des yeux de fille’ sous la main…
Merci pour cette précision.
Bien à vous,
JJ