Le chat au négatif, par Kenzaburō Ōe

J’aime beaucoup cette idée de réunir sur ce blog quelques extraits sur les chats en littérature. Cette fois, il ne s’agit pas exactement d’un hommage passionné, dévoué, obséquieux (Baudelaire, Champfleury), encore moins mièvre.
C’est dans la nouvelle Seventeen (voyez ici la référence très explicite aux dix-sept ans sous les tilleuls d’Arthur Rimbaud) du japonais Kenzaburō Ōe (né en 1935 sur l’Île de Shikoku) que le chat nous est présenté sous un abord somme toute dévaluant pour le félin accoutumé aux mœurs quotidienne de l’humain, le faisant passer pour un animal fourbe, sinon sournois, pour terminer un peu plus en nuance. La nouvelle fait partie d’un choix de trois textes réunis sous le nom de la première : Le Faste des morts (Gallimard, 2005). Ce sont des textes extrêmement puissants, vifs, sans compassion quand il s’agit de mettre en scène la cruauté. Le style est sec, incisif, du moins le rendu de la traduction française fait-il cet effet. Kenzaburō Ōe nourrit son écriture des écrivains américains et français (il a étudié un temps le français) qu’il a lu et admiré (Twain, Rimbaud, Sartre, et surtout Céline qu’il vénère). Ici, les trois nouvelles ont pour contexte un Japon à la tentation, en ces années troubles, de l’extrême-droite. ?e dépeint cet univers sordide, à travers des lieux à l’atmosphère aussi suffocante que délétère : une morgue universitaire, une prison de jeunes gens, des meetings truqués de leaders impérialistes (dans l’ordre de ces trois nouvelles).
Le chat dont il est question n’a rien du doux félin au corps élastique, il est plutôt l’incarnation de la répulsion, de l’effroi, buvant la salive humaine comme une bête immonde, lacérant, finissant sa métamorphose en requin-tigre. Il s’agit d’une métaphore avec l’adolescent narrateur, qui, perdu, violent à ses heures, frustré en quête de virilité, développe une sensibilité progressive au discours impérialiste du hurleur Sakakibara, perforant sa “cuirasse caractérielle” pour reprendre le concept de Wilhelm Reich (p.38 de la Psychologie de masse du fascisme, éd. Petite Bibliothèque Payot), qu’il se constitue en réponse à cette même frustration et humiliation génitale, pour déployer cette “peste émotionnelle” des origines à travers l’adhésion à un mouvement politique oppressif et destructeur.
Extrait (p. 121 – 122 de l’édition française, traduction de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty) :
De manière imperceptible mais sûre, un être me faisait signe hors de l’appentis. Je l’avais oublié. Je soulevai le buste et j’ouvris la fenêtre arrondie comme un hublot de bateau, près de mon lit. Avec un calme souverain, il descendit sur ma couchette de cabine et en ronronnant, il fit le dos rond sur la couverture dont j’avais enveloppé mes jambes : c’est Bandit ! C’est un chat de gouttière qui ravage tout le quartier. Mes parents sont radins, le genre de personne à avoir des frissons à l’idée de devoir sacrifier leur part de nourriture à un animal domestique. C’est pourquoi je ne peux avoir qu’un animal domestique qu’on n’a pas besoin de nourrir. L’année dernière, j’élevais, dans un bocal, une colonie d’une cinquantaine de fourmis, mais elles n’ont pas pu passer l’hiver. Seul m’est resté ce bocal rempli d’une terre forée d’un labyrinthe étonnement tridimensionnel. J’en ai été triste à pleurer. C’est après que je me suis mis à apprivoiser Bandit. Bandit est un mâle, tigré, extrêmement grand, un chat de gouttière, autrement dit qu’on n’a pas à nourrir. Il se contente de rentrer la nuit pour dormir. Comme il est réapparu au moment où j’étais plongé dans mes pensées, je m’en suis retrouvé tout bouleversé. J’ai fait un bruit de lèvres pour l’attirer. Bandit redressa lentement son corps sur la couverture qui enveloppait mes jambes pour venir boire ma salive. Il était le seul à fêter mon dix-septième anniversaire, me suis-je dit sentimentalement, et j’ai abondamment salivé pour désaltérer Bandit. Pourtant Bandit était un malfrat plus canaille qu’Al Capone. Je n’avais vraiment pas à être sentimental. Alors même qu’il buvait ma salive, il se maintenait en équilibre, en enfonçant presque ses griffes dans ma poitrine à travers la couverture. C’était pour être prêt à s’enfuir à tout moment. Je n’ai jamais pris Bandit dans mes bras. Je me suis toujours contenté de le laisser s’approcher de ma poitrine ou de mes genoux. Quand il miaulait en ronronnant les yeux fermés et faisant frétiller son petit museau humide, avec ses minauderies de belle femme, à peine mes doigts frôlaient-ils son tronc, qu’il se crispait avec rage et s’enfuyait. Bandit n’aime pas être contraint. Je le savais, mais quand ma salive se fut épuisée et que ma gorge eut commencé à se dessécher, j’eus, quand je vis Bandit repartir vers l’autre extrémité de la couverture, le sentiment intolérable de sombrer dans un abîme de solitude. Tandis que le corps énorme et tigré de Bandit se détachait de ma poitrine avec un calme souverain, j’ai cherché à le rattraper dans mes bras. Mais soudain, mes mains ont effleuré Bandit avec l’intensité d’une étincelle qui jaillit d’une caténaire. J’ai léché la paume de ma main, lacérée par les griffes de Bandit, pour y reconnaître le goût du sang. D’un coup de tête, il repoussa le rideau du hublot et s’enfuit en se jetant dans l’océan déchaîné, se métamorphosant en requin tigré. La plaie me brûlait, mais loin d’en être agacé, j’étais admiratif : quelle incroyable canaille ! Il était sauvage, c’était l’incarnation du mal, il n’avait ni pudeur ni gratitude, c’était une bombe, un loup solitaire, il ne faisait confiance à personne, ce qu’il convoitait, il le voilait, et pourtant, il était royal et forçait mon respect. Il était beau comme une solide architecture et souple comme du caoutchouc, lorsqu’il marchait dans l’obscurité en quête de ses proies. Chaque fois qu’il me fixait, j’étais paralysé, culpabilisé, rougissant. Pourquoi son corps ne présentait-il aucun défaut ? Il m’était arrivé d’avoir un haut-le-cœur en le surprenant, dans un coin secret, en train de dévorer un chat blanc qu’il avait tué, mais, là aussi, il affichait une imperturbable morgue.