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Le chat au négatif, par Kenzaburō Ōe

Chat noir par Sadanobu, École d'Osaka (XIXe siècle)
Chat noir par Sada­no­bu, École d’O­sa­ka (XIXe siècle)

J’aime beau­coup cette idée de réunir sur ce blog quelques extraits sur les chats en lit­té­ra­ture. Cette fois, il ne s’a­git pas exac­te­ment d’un hom­mage pas­sion­né, dévoué, obsé­quieux (Bau­de­laire, Champ­fleu­ry), encore moins mièvre.

C’est dans la nou­velle Seven­teen (voyez ici la réfé­rence très expli­cite aux dix-sept ans sous les tilleuls d’Ar­thur Rim­baud) du japo­nais Ken­za­burō Ōe (né en 1935 sur l’Île de Shi­ko­ku) que le chat nous est pré­sen­té sous un abord somme toute déva­luant pour le félin accou­tu­mé aux mœurs quo­ti­dienne de l’hu­main,  le fai­sant pas­ser pour un ani­mal fourbe, sinon sour­nois, pour ter­mi­ner un peu plus en nuance. La nou­velle fait par­tie d’un choix de trois textes réunis sous le nom de la pre­mière : Le Faste des morts (Gal­li­mard, 2005). Ce sont des textes extrê­me­ment puis­sants, vifs, sans com­pas­sion quand il s’a­git de mettre en scène la cruau­té. Le style est sec, inci­sif, du moins le ren­du de la tra­duc­tion fran­çaise fait-il cet effet. Ken­za­burō Ōe nour­rit son écri­ture des écri­vains amé­ri­cains et fran­çais (il a étu­dié un temps le fran­çais) qu’il a lu et admi­ré (Twain, Rim­baud, Sartre, et sur­tout Céline qu’il vénère). Ici, les trois nou­velles ont pour contexte un Japon à la ten­ta­tion, en ces années troubles, de l’ex­trême-droite. ?e dépeint cet uni­vers sor­dide, à tra­vers des lieux à l’at­mo­sphère aus­si suf­fo­cante que délé­tère : une morgue uni­ver­si­taire, une pri­son de jeunes gens, des mee­tings tru­qués de lea­ders impé­ria­listes (dans l’ordre de ces trois nouvelles).

Le chat dont il est ques­tion n’a rien du doux félin au corps élas­tique, il est plu­tôt l’in­car­na­tion de la répul­sion, de l’ef­froi, buvant la salive humaine comme une bête immonde, lacé­rant, finis­sant sa méta­mor­phose en requin-tigre. Il s’a­git d’une méta­phore avec l’a­do­les­cent nar­ra­teur, qui, per­du, violent à ses heures, frus­tré en quête de viri­li­té, déve­loppe une sen­si­bi­li­té pro­gres­sive au dis­cours impé­ria­liste du hur­leur Saka­ki­ba­ra, per­fo­rant sa “cui­rasse carac­té­rielle” pour reprendre le concept de Wil­helm Reich (p.38 de la Psy­cho­lo­gie de masse du fas­cisme, éd. Petite Biblio­thèque Payot), qu’il se consti­tue en réponse à cette même frus­tra­tion et humi­lia­tion géni­tale, pour déployer cette “peste émo­tion­nelle” des ori­gines à tra­vers l’adhé­sion à un mou­ve­ment poli­tique oppres­sif et destructeur.

Extrait (p. 121 – 122 de l’édition française, traduction de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty) :

De manière imper­cep­tible mais sûre, un être me fai­sait signe hors de l’ap­pen­tis. Je l’a­vais oublié. Je sou­le­vai le buste et j’ou­vris la fenêtre arron­die comme un hublot de bateau, près de mon lit. Avec un calme sou­ve­rain, il des­cen­dit sur ma cou­chette de cabine et en ron­ron­nant, il fit le dos rond sur la cou­ver­ture dont j’a­vais enve­lop­pé mes jambes : c’est Ban­dit ! C’est un chat de gout­tière qui ravage tout le quar­tier. Mes parents sont radins, le genre de per­sonne à avoir des fris­sons à l’i­dée de devoir sacri­fier leur part de nour­ri­ture à un ani­mal domes­tique. C’est pour­quoi je ne peux avoir qu’un ani­mal domes­tique qu’on n’a pas besoin de nour­rir. L’an­née der­nière, j’é­le­vais, dans un bocal, une colo­nie d’une cin­quan­taine de four­mis, mais elles n’ont pas pu pas­ser l’hi­ver. Seul m’est res­té ce bocal rem­pli d’une terre forée d’un laby­rinthe éton­ne­ment tri­di­men­sion­nel. J’en ai été triste à pleu­rer. C’est après que je me suis mis à appri­voi­ser Ban­dit. Ban­dit est un mâle, tigré, extrê­me­ment grand, un chat de gout­tière, autre­ment dit qu’on n’a pas à nour­rir. Il se contente de ren­trer la nuit pour dor­mir. Comme il est réap­pa­ru au moment où j’é­tais plon­gé dans mes pen­sées, je m’en suis retrou­vé tout bou­le­ver­sé. J’ai fait un bruit de lèvres pour l’at­ti­rer. Ban­dit redres­sa len­te­ment son corps sur la cou­ver­ture qui enve­lop­pait mes jambes pour venir boire ma salive. Il était le seul à fêter mon dix-sep­tième anni­ver­saire, me suis-je dit sen­ti­men­ta­le­ment, et j’ai abon­dam­ment sali­vé pour désal­té­rer Ban­dit. Pour­tant Ban­dit était un mal­frat plus canaille qu’Al Capone. Je n’a­vais vrai­ment pas à être sen­ti­men­tal. Alors même qu’il buvait ma salive, il se main­te­nait en équi­libre, en enfon­çant presque ses griffes dans ma poi­trine à tra­vers la cou­ver­ture. C’é­tait pour être prêt à s’en­fuir à tout moment. Je n’ai jamais pris Ban­dit dans mes bras. Je me suis tou­jours conten­té de le lais­ser s’ap­pro­cher de ma poi­trine ou de mes genoux. Quand il miau­lait en ron­ron­nant les yeux fer­més et fai­sant fré­tiller son petit museau humide, avec ses minau­de­ries de belle femme, à peine mes doigts frô­laient-ils son tronc, qu’il se cris­pait avec rage et s’en­fuyait. Ban­dit n’aime pas être contraint. Je le savais, mais quand ma salive se fut épui­sée et que ma gorge eut com­men­cé à se des­sé­cher, j’eus, quand je vis Ban­dit repar­tir vers l’autre extré­mi­té de la cou­ver­ture, le sen­ti­ment into­lé­rable de som­brer dans un abîme de soli­tude. Tan­dis que le corps énorme et tigré de Ban­dit se déta­chait de ma poi­trine avec  un calme sou­ve­rain, j’ai cher­ché à le rat­tra­per dans mes bras. Mais sou­dain, mes mains ont effleu­ré Ban­dit avec  l’in­ten­si­té d’une étin­celle qui jaillit d’une caté­naire. J’ai léché la paume de ma main, lacé­rée par les griffes de Ban­dit, pour y recon­naître le goût du sang. D’un coup de tête, il repous­sa le rideau du hublot et s’en­fuit en se jetant dans l’o­céan déchaî­né, se méta­mor­pho­sant en requin tigré. La plaie me brû­lait, mais loin d’en être aga­cé, j’é­tais admi­ra­tif : quelle incroyable canaille ! Il était sau­vage, c’é­tait l’in­car­na­tion du mal, il n’a­vait ni pudeur ni gra­ti­tude, c’é­tait une bombe, un loup soli­taire, il ne fai­sait confiance à per­sonne, ce qu’il convoi­tait, il le voi­lait, et pour­tant, il était royal et for­çait mon res­pect. Il était beau comme une solide archi­tec­ture et souple comme du caou­tchouc, lors­qu’il mar­chait dans l’obs­cu­ri­té en quête de ses proies. Chaque fois qu’il me fixait, j’é­tais para­ly­sé, culpa­bi­li­sé, rou­gis­sant. Pour­quoi son corps ne pré­sen­tait-il aucun défaut ? Il m’é­tait arri­vé d’a­voir un haut-le-cœur en le sur­pre­nant, dans un coin secret, en train de dévo­rer un chat blanc qu’il avait tué, mais, là aus­si, il affi­chait une imper­tur­bable morgue.

(© DR – Éditions Gallimard pour l’édition française et la traduction)

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