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Retour en URSS : gloire du Soviet Rock et de Viktor Tsoï

J’ai beau­coup de dif­fi­cul­té à don­ner un titre à ce billet. Au com­men­ce­ment, le 15 jan­vier 2013 (c’est dire mon assi­dui­té à l’é­cri­ture), j’i­ma­gi­nais ni plus ni moins qu’une hagio­gra­phie, mais la ten­ta­tion de l’al­bum-sou­ve­nir m’en a tenu éloigné.

Huit lignes très exac­te­ment étaient donc en jachère. Depuis, j’ai pu lire l’ex­cellent livre de Joël Bas­te­naire, Back in the USSR – Une brève his­toire du rock et de la contre-culture en Rus­sie, paru récem­ment chez Le Mot et le Reste, dans la col­lec­tion “Atti­tudes”. Autant dire d’emblée que c’est le genre de livre que j’au­rais rêvé de lire quand j’a­vais 15 ans (c’est-à-dire au milieu des années 1990).

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Mal­gré des réfé­rences menues (dif­fi­cile de citer des sources russes, avouons…), ce livre offre un regard sub­jec­tif et en totale immer­sion dans le milieu du rock puisque Joël Bas­te­naire a connu lui-même Tsoï. C’est donc à la fois un ouvrage en forme de témoi­gnage his­to­rique en même temps qu’une plon­gée dans les carac­té­ris­tiques qui rendent l’ex­pé­rience du rock contes­ta­taire sovié­tique unique. En effet, il s’est lan­cé lui-même en 1987 dans la créa­tion d’une struc­ture de pro­duc­tion dédiée aux artistes de rock russe, qui l’a­mè­ne­ra à intro­duire Kino au fes­ti­val de Bourges, où le groupe fera connais­sance avec le groupe fran­çais Noir Désir, entre autres. Noir Désir fera cinq pre­mières par­ties de Kino à Lenin­grad. Foi­son­nant d’ex­cel­lentes anec­dotes liées aux ren­contres mul­tiples avec les acteurs du rock sovié­tique, le livre aborde des sym­boles de la culture under­ground comme le roet­ge­niz­dat (du nom de l’in­ven­teur des rayons X, Rönt­gen et du suf­fixe – izdat du mot “samiz­dat”, qui signi­fie “auto-édi­té”). La culture offi­cielle étant ver­rouillée par le pou­voir, de jeunes étu­diants en méde­cine uti­lisent des radios pour gra­ver des sillons. C’est un moyen de dif­fu­sion de la culture occi­den­tale dans l’es­pace sovié­tique dans les années 1980. L’es­sai­mage des clubs de rock sovié­tiques tient éga­le­ment une place impor­tante dans cet ouvrage. Mais, je ne sau­rais résu­mer cet excellent ouvrage, alors, un bon conseil, lisez-le.

Disques gravés sur des radios récupérées dans les hôpitaux soviétiques.
Disques gra­vés sur des radios récu­pé­rées dans les hôpi­taux soviétiques.

Bas­te­naire revient aus­si sur ce qui a fait que le chan­teur et musi­cien Vik­tor Tsoï, peu enclin aux prises de posi­tions poli­tiques et, il faut le dire, à toute intel­lec­tua­li­sa­tion de la vie (il est répu­té pour son lyrisme sim­pliste), a acquis une aura pro­phé­tique, tan­dis que sa mort dans un acci­dent tra­gique de la cir­cu­la­tion le pro­pul­sa en 1990 au rang d’icône.

 Vic­tor Tsoï et Kino

C’est là un mys­tère pour de nom­breux euro­péens occi­den­taux, si fer­més à la culture contem­po­raine d’Eu­rope de l’Est, fût-elle polo­naise, russe, ukrai­nienne. Avons-nous subi cette per­méa­bi­li­té à la musique de l’Est ? Nous la sommes-nous faite impo­ser ? Pro­ba­ble­ment. Il faut dire que le contexte s’y prê­tait peu, la cris­pa­tion des blocs par­ache­vant encore à cet ins­tant-là sa décon­fi­ture. A Paris, il n’y a guère qu’au “Glo­bus”, la librai­rie du Globe, qui, rap­pe­lons-le, se situait à l’emplacement actuel de la librai­rie Taschen, rue de Buci, que l’on pou­vait trou­ver des disques de Kino (en russe Кино), for­ma­tion rock sous la baguette du trou­ba­dour Vik­tor Tsoï.

httpv://www.youtube.com/watch?v=QyfpW0n8Nac

Grâce à Inter­net, à la dif­fu­sion par les fans, j’ai pu renouer avec cette musique que l’on m’a faite écou­ter sur cas­sette il y a long­temps. Le mes­sage d’es­poir pour une jeu­nesse déçue par les idéaux deve­nus des far­deaux en 70 ans de com­mu­nisme bureau­cra­tique, aurait encore toute sa force dans la Rus­sie incar­née par la folie de Pou­tine. Elle a hélas été en grande par­tie récu­pé­rée à la chute du com­mu­nisme par le nou­veau pou­voir, dont la tran­si­tion fut sans ménagement.

Joan­na Stin­gray, USA-URSS, “Red Wave”

Le Soviet Rock a tra­ver­sé le mur de fer par l’en­tre­mise d’une jeune amé­ri­caine venue à Lénin­grad en 1984, Joan­na Stin­gray. Se liant avec Boris Gre­ben­sh­chi­kov du groupe Aqva­rium (Аквариум), elle fait la connais­sance du groupe Kino, dont elle épou­se­ra le gui­ta­riste You­ri Kas­pa­rian. Elle est donc l’en­tre­met­teuse qui va per­mettre la cir­cu­la­tion très sym­bo­lique de cultures qui s’i­gnorent qua­si­ment (c’est plus valable du côté des Amé­ri­cains, qui ignorent tout du rock russe). Issu de cette ren­contre aus­si inat­ten­due qu’é­phé­mère des deux blocs, l’o­pus double Red Wave, paru le 27 juillet 1986 pré­sente quatre groupes de rock sovié­tique : Akva­rium, Kino, Ali­sa et Stran­nye Igry (lit­té­ra­le­ment : “jeux étranges”). Si ces groupes n’é­voquent rien à un Fran­çais, un Alle­mand ou un Anglais, ils sont ido­lâ­trés en Rus­sie. Il semble d’ailleurs que ces pion­niers de la culture rock n’aient jamais trou­vé de suc­ces­seurs. Peut-être parce la jeune garde russe ne vit plus les mêmes tour­ments de la même façon. Leur rock était mâti­né d’in­fluences New Wave (la rus­ti­ci­té du maté­riel sovié­tique et la dif­fi­cul­té d’im­port de maté­riel du bloc Ouest obli­geait à des bri­co­lages de bat­te­ries som­maires et à l’u­ti­li­sa­tion de boîtes à rythmes), par ému­la­tion, ces groupes étant incon­di­tion­nels de Depeche Mode, Duran Duran et autres Smiths. Il en résul­tait une froi­deur de son qui convoyait fré­quem­ment avec des tech­niques de stu­dio rudi­men­taires. Le bat­teur Geor­giy Gurya­nov garde de cette époque durable de vaches maigres la manière de jouer debout, sur un kit dépouillé de fûts. D’où l’im­pres­sion de l’au­di­teur, hors Empire Sovié­tique, que ce rock est déjà un tan­ti­net rin­gard et figé dans une atti­tude de rebelle à la concoc­tion un peu arti­fi­cielle selon les groupes (un navet fran­çais nom­mé Twist Again à Mos­cou fait allu­sion assez gros­sière à la clan­des­ti­ni­té des groupes et des clubs rock).

Red_Wave_album_cover

La mort du jeune Tsoï, jeune sovié­tique né d’un père citoyen sovié­tique d’eth­nie coréenne (Koryo-Saram), est un choc pour la jeu­nesse russe, com­pa­rable à la mort de Jim Mor­ri­son aux Etats-Unis. Un “Tsoi Wall” lui est dédié à Mos­cou depuis août 1990 à Mos­cou, rue Arbat.

Les inscriptions se renouvellent depuis le 15 août 1990, jour de décès de Tsoï.
Les ins­crip­tions se renou­vellent depuis le 15 août 1990, jour de décès de Tsoï.

Mor­ri­son reje­tait la Guerre du Viet-Nam, Tsoï celle d’Af­gha­nis­tan.  Une de leurs com­po­si­tions les plus popu­laires s’in­ti­tule Группа крови (groupe san­guin) et asserte que la jeu­nesse russe ne veut pas faire cou­ler le fleuve de sang qui nour­ri­ra la gloire sovié­tique sur le champ de bataille. La pochette du 45 tours s’ins­pire lar­ge­ment de la pein­ture de l’a­vant-garde russe d’a­près-guerre (El Lissitsky).

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Pochette du 45 tours ‘Grup­pa Kro­vi” 1988. La ver­sion amé­ri­caine sort en 1989.

Le Trol­ley­bus

Une autre com­po­si­tion très fameuse dans la pop russe est Троллейбус (Le Trol­ley­bus), allé­go­rie du ques­tion­ne­ment des jeunes sovié­tiques dans une période où cha­cun sait que le régime des Soviets, outre son carac­tère san­gui­naire, est domi­né par des bureau­crates jamais assez ras­sa­siés, ayant ver­mou­lu l’en­tiè­re­té du sys­tème com­mu­niste. On attend l’é­crou­le­ment final, et l’on doute qu’il vienne un jour. Le vieux pavillon com­mence à prendre l’eau. Gor­bat­chëv don­ne­ra le coup de grâce en accé­lé­rant cette décomposition.

 

httpv://www.youtube.com/watch?v=MHZ16gmMUOI

Le Trol­ley­bus démarre, il va, mais l’au­teur se demande où ? Vers l’Est, oui tou­jours vers l’Est (lieu d’exil, mais qui peut-être aus­si un lieu de rêve, puisque le cli­mat asia­tique et les décors des pay­sages de la Kamt­chat­ka nour­rit l’i­ma­gi­naire de Tsoï). Les pas­sa­gers du trol­ley­bus semblent tou­jours se connaître, ils sont frères et cama­rades, mais jamais ne se connaissent réellement.

Nous nous tai­sons mais nous savons qu’on nous y a aidés (NDT : aidé à nous taire)
Le trol­ley­bus qui va à l’est.

 

Peu de sources sont acces­sibles au public non rus­so­phone, mais Inter­net change lar­ge­ment la donne.

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Timbre hom­mage à Tsoï (Rus­sie, 1999)

 

 Mise à jour du 20 août 2013 : on écou­te­ra avec plai­sir l’é­mis­sion de France Culture pour le pre­mier volet de “Révo­lu­tion Rock” : “Le Rock sovié­tique : mou­ve­ment vers le prin­temps”. Contient une dis­co­gra­phie très sélective.

http://www.franceculture.fr/emission-continent-musiques-revolution-rock-15-urss-le-rock-sovietique-%C2%AB%C2%A0mouvement-vers-le-printemps

Sources consul­tées :

Back in the USSR : une brève his­toire du rock en Rus­sie / Joël Bas­te­naire. Paris : Le Mot et Le Reste, coll. “Atti­tudes”, 2012.

http://en.wikipedia.org/wiki/Red_Wave

http://russophilia.wordpress.com/2010/04/18/learning-russian-through-music-kino/

http://lemotetlereste.com/mr/attitudes/backintheussr/

http://www.rfimusique.com/musiquefr/articles/069/article_15748.asp

http://en.wikipedia.org/wiki/Tsoi_Wall

Liens annexes :

http://blogs.mediapart.fr/blog/sefronia/311012/rock-au-pays-des-soviets

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