Musique

SOLAR Records : de Chicago à Los Angeles

Alors que je recher­chais des infor­ma­tions sur l’é­clo­sion du sous-genre Boo­gie (funk et/ou dis­co) à la fin des années 1970, je me suis attar­dé, certes par goût, sur Leon Syl­vers III. Leon Syl­vers est issu d’une grande famille musi­cale (d’où le nom du groupe fon­dé avec sa fra­trie, The Syl­vers). Leon Syl­vers a eu une large influence sur la musique popu­laire d’au­jourd’­hui (au-delà même de la Black Ame­ri­can Music), en par­ti­cu­lier sur le New Jack Swing dans les années 1990 et plus tard sur tous les reje­tons post-soul (com­ment ne pas écou­ter 24K Magic de Bru­no Mars sans pen­ser à Leon Syl­vers et à l’en­semble de la pro­duc­tion SOLAR ?).

Les preuves sont bien pré­sentes quant au rôle joué par la musique chi­ca­goane sur la créa­tion de SOLAR Records à Los Angeles en 1977 par Dick Grif­fey. En réa­li­té, l’en­tre­prise musi­cale exis­tait dès 1975, lors­qu’elle fut co-fon­dée sous le nom Soul Train Records par le célèbre DJ et ani­ma­teur TV Don Cor­ne­lius (1936 – 2012) et Dick Grif­fey en personne.

En pré­am­bule, il est utile de se rap­pe­ler que la plu­part des labels indé­pen­dants et sou­vent fami­liers péri­cli­tèrent entre 1975 et 1980 (par un effet de concen­tra­tion et d’ab­sorp­tion par les majors). Ce n’est pas vrai­ment un hasard cer­tains com­pi­la­tions men­tionnent l’ère 1978 – 1988.  De plus, 1977 appa­raît comme la pierre d’a­chop­pe­ment de l’ère dis­co : SOLAR four­nit alors une alter­na­tive dan­sante à la vague dis­co, en met­tant l’ac­cent sur les second et qua­trième temps, genre connu sous le nom de Boo­gie (n’ayant que peu à voir avec le Boogie-Woogie).

Pour mémoire, l’u­ni­ver­si­taire de l’U­CLA Scot brown a bros­sé un por­tait assez net du “sys­tème SOLAR” : une écu­rie musi­cale ayant des liens pro­fonds avec d’autres mecques de la musique états-unienne. Or, son ana­lyse sou­ligne éga­le­ment à quelle vitesse l’en­tre­prise som­bra. En effet, SOLAR ne sur­vé­cut qu’une décen­nie, entre 1977 et 1977 (à l’a­na­lyse des bases de don­nées dis­co­gra­phiques d’In­ter­net, comme Dis­cogs), même si le der­nier album sor­tit en 1991.

On constate que des nom­breux artistes ori­gi­naires de Chi­ca­go ont migré à Los Angeles (d’autres en Flo­ride) : Mau­rice White et le groupe Earth, Wind & Fire, Jer­ry But­ler, Jody Wat­ley… pour n’en citer que quelques-uns. Comme men­tion­né plus haut, le DJ et pré­sen­ta­teur Don Cor­ne­lius, figure clé de la dif­fu­sion des cou­rants Soul, RnB et Funk music, avait lui-même quit­té Chi­ca­go pour la Californie.

Leon Syl­vers, bas­siste et producteur

Le musi­cien et pro­duc­teur de Los Angeles Leon Syl­vers III (natif de Mem­phis Ten­nes­see, il arrive dans le quar­tier afro-amé­ri­cain de Watts en 1965), lui-même bras droit de SOLAR a pour­tant enre­gis­tré son seul album solo en 1989 chez Motown Records (la firme qui l’ins­pi­ra à faire de la basse et pro­duire de la musique).

Pour faire court, si c’est ce qui est requis (que ce soit sur le plan artis­tique ou/et éco­no­mique), un musi­cien et un entre­pre­neur tra­ver­se­ront les États-Unis d’A­mé­rique. Par consé­quent, le pro­ces­sus de fer­ti­li­sa­tion croi­sée entre les dif­fé­rents ber­ceaux de la musique noire était tou­jours à l’œuvre, on peut d’ailleurs consi­dé­rer que c’est tou­jours le cas aujourd’­hui. On peut sup­po­ser que l’es­prit d’en­tre­prise musi­cal de Chi­ca­go a nour­ri la scène Boo­gie de Los Angeles (bien que l’on puisse affir­mer que le fait de se nour­rir l’un l’autre – entre scènes locales – est une ques­tion plus large). Pres­sés par le contexte éco­no­mique dif­fi­cile de la mon­dia­li­sa­tion, les entre­pre­neurs noirs cher­chaient une voie vers une nou­velle auto­no­mie, à la fois poli­tique et éco­no­mique. La plu­part d’entre eux, affa­més et com­pé­tents, ont offert leurs talents à de grandes entre­prises au moment de leur plein déve­lop­pe­ment. Pour citer Scot Brown (Brown, 2011), les grandes entre­prises avaient créé des “divi­sions de musique noire” pour conqué­rir les mar­chés de consom­ma­tion de musique afro-amé­ri­caine : Lar­kin Arnold (Capi­tol), LaBa­ron Tay­lor (CBS) et Tom Dra­per (War­ner Bros.).

Aus­si, il n’est pas sur­pre­nant que Jer­ry But­ler soit à l’o­ri­gine du suc­cès du groupe The Syl­vers, avant même qu’il ne soit signé chez Solar Records : dès 1972, Jer­ry But­ler est leur pro­duc­teur chez Pride Records, filiale de MGM Records. En fait, But­ler avait col­la­bo­ré à la fois avec Motown Records, basé à Detroit, et avec Gamble & Huff, connu à Philadelphie.

L’al­bum Show­case de The Syl­vers, paru en 1975 chez Capitol



Pour en reve­nir au sujet, SOLAR Records, il faut s’at­tar­der sur la façon dont Leon Syl­vers III, que l’on peut consi­dé­rer comme le cer­veau de la fra­trie, a pris sa déci­sion à la fin des années 1970. En fait, il a com­plè­te­ment modi­fié sa façon de jouer et de pro­duire de la musique. Bien qu’ex­cellent ins­tru­men­tiste, doté d’un jeu de basse très remar­quable, sa vision est celle de pro­duc­teur et non de bas­siste. Il cherche à com­bi­ner les sons acous­tiques et syn­thé­tiques, avec en ligne de mire une musique popu­laire, attrac­tive et dan­sante. Des groupes de funk modernes tels que The Bro­thers John­son et l’é­toile mon­tante Prince (né Prince Rogers Nel­son) lui font une forte impres­sion. Il a res­sen­ti l’ur­gence de s’en tenir à un concept musi­cal plus glo­bal, ce qui lui a per­mis de déve­lop­per ses talents de pro­duc­teur. Tout en conti­nuant à pra­ti­quer son ins­tru­ment prin­ci­pal, la basse élec­trique, il recherche des concepts musi­caux et tra­vaille en stu­dio. Par exemple, il montre son ingé­nio­si­té en éla­bo­rant des kits de bat­te­rie faits mai­son. Échap­pant au RnB de la fra­trie The Syl­vers, for­te­ment influen­cé par Detroit et Chi­ca­go, il déve­loppe ce qui devien­dra “le son” Boo­gie de Los Angeles : un mélange d’ins­tru­ments acous­tiques et élec­tro­niques, avec des claps sur les deuxième et qua­trième temps, qui don­ne­ra nais­sance à de nom­breux hymnes de dan­ce­floor. Des groupes comme Dynas­ty (qu’il diri­geait) et Sha­la­mar (le groupe le plus réus­si, por­té par un trio vocal talen­tueux com­po­sé de Jody Wat­ley, Howard Hewitt et Jef­frey Daniel) res­tent emblé­ma­tiques du savoir-faire de Leon Syl­vers III au début des années 1980. Non seule­ment, il pro­duit à grande échelle des tubes pour les pistes de danse, mais il déve­loppe éga­le­ment les pré­mices des sous-genres New Jack Swing et de la musique RnB et Soul contemporaine.

En conclu­sion, il ne fait aucun doute que Leon Syl­vers a pris le meilleur de la soul “clas­sique” de Chi­ca­go et l’a inté­gré dans un pro­ces­sus de pro­duc­tion moderne moins cen­tré sur l’e­go artis­tique que sur une volon­té défi­ni­tive de voir les audi­toires se mou­voir. L’une de ses chan­sons les plus réus­sies, écrite avec William Shel­by et Ste­phen Sho­ck­ley, est emblé­ma­tique du son boo­gie “hi-fi “: And the Beat Goes On, inter­pré­tée par l’en­semble vocal mas­cu­lin The Whis­pers. Un style de gui­tare chi­cken-picking (ou “cocottes”) extrê­me­ment com­pres­sé, des gui­tares ryth­miques raf­fi­nées, des cla­viers (les syn­thé­ti­seurs ana­lo­giques Pro­phet 5 sont une marque de fabrique des hits de Solar) étaient mélan­gés à un mélange de bat­te­rie acous­tique et élec­trique, tan­dis que la basse sonne pachy­der­mique et étouf­fée (et en fait un peu démo­dée par rap­port au reste – même si cela fonc­tionne vrai­ment, car l’ap­proche ins­tru­men­tale de Leon Syl­vers III  – syn­co­pée à l’ex­trême – était tout à fait unique). Et, comme une cerise sur le gâteau, les claps de mains sont omniprésents.

Leon Syl­vers III au sein du groupe Dynas­ty, 1980

En bref, Leon Syl­vers III a réus­si à com­bi­ner l’ex­pres­si­vi­té du Chi­ca­go blues à une quête sin­gu­lière de RnB sophis­ti­qué (et out­si­der – sinon rival – à la vague “AOR” cali­for­nienne). Tel­le­ment sophis­ti­qué et sin­gu­lier que l’on peut recon­naître la signa­ture de Leon Syl­vers III sur un seul mor­ceau, comme une marque de fabrique. Une sym­pho­nie pour dan­ce­floor.