D’Angelo : l’éternel retour du vaudou
Entre sacré et profane
Michael Eugene Archer, D’Angelo de son nom d’artiste (prononcer Dee-en-gelo) a marqué la musique populaire américaine du tournant des années 2000, distillant une Soul Music recherchée, qui rappelle à la fois les expériences psychédéliques du Funkadelic de George Clinton et du kid de Minneapolis, Prince. Pourtant, seuls deux opus marqueront sa jeune carrière et influenceront plusieurs générations de musiciens (D’Angelo disparaît des radars entre 2001 et 2013). D’Angelo a cela de commun avec Prince qu’il est multi-instrumentiste et producteur. Issu d’une famille pentecôtiste, son père est pasteur et D’Angelo a eu l’occasion de relater la désapprobation familiale quant à ses expériences artistiques. Par chance, sa mère lui lègue une culture jazz et soul qui l’ouvre au monde en lui permettant de mettre le rigorisme paternel entre parenthèses. Claviériste remarquable (surtout au Hammond B3 et au Fender Rhodes), il joue également de la guitare et de la batterie (il assure la batterie lui-même sur son légendaire succès Untitled (How Does it Feel). Mais plus que tout, il pose voix après voix en studio, conférant à l’album une performance vocale qui remet le gospel au centre de la musique urbaine, profane.
Classique, révérencieux et recherché
Son premier album, Brown Sugar (1996), s’il est plaisant et bénéficie d’un bon accueil, reste de facture classique. Son association avec les musiciens et producteurs prodiges que sont Ali Shaheed Muhammad (de A Tribe Called Quest) et Raphael Saadiq (Tony, Tony, Tone ! et Lucy Pearl) laisse présager son deuxième coup d’essai, qui se révélera un coup de maître. Un classique du genre (dans sa définition littéraire : que l’on étudie dans les classes… Oui, l’on retrouve les compositions de D’Angelo dans les écoles de musiques – américaines, s’entend – et sa musique ne cesse de susciter des relevés instrumentaux sur YouTube).
En effet, en 2000 est publié le mythique Voodoo, suivi d’une tournée percutante. D’Angelo réunit toute une clique de musiciens formée dans la seconde moitié des années 1990, désignée sous le nom de The Soulquarians. L’équipe passe de longues journées à jammer des thèmes dans les studios Electric Lady à New York City entre 1998 et 1999. Le symbole n’est pas anodin : le studio avait été construit par Jimi Hendrix, pour qui D’Angelo voue une grande admiration. On y retrouve le trompettiste Roy Hargrove, le génie de la batterie de Philadelphie Ahmir “?uestlove” Thompson, les guitaristes Charlie Hunter et Chalmers Edward “Spanky” Alford, le gallois Pino Palladino (connu jusque là comme bassiste de pop britannique), le rappeur et producteur Q‑Tip (lui aussi issu de A Tribe Called Quest) mais encore le génie électronique J Dilla (de Slum Village). J Dilla transforme le séquenceur AKAI MPC en un instrument à part entière, en réintroduisant la part humaine. Pour ce faire, il néglige sciemment la fonction quantize swing du AKAI MPC pour créer des rythmes irréguliers, plus ou moins en arrière des mesures. Lenny Kravitz, prévu en featuring, décline à la première session, incapable de s’accommoder de ces beats foutraques. Ces rythmiques, déroutantes pour le profane, vont pourtant s’imposer comme un avatar du genre Neo Soul et infuser dans une grande partie de la musique pop afro-américaine et encore bien au-delà. ?uestlove lui-même, au contact de J Dilla, déconstruit son jeu et lui confère son désormais fameux style drunken beats.
Un collectif Neo Soul
Revenons à la substance de Voodoo. Cet album me fera toujours l’effet d’une magistrale jam session, réunissant non seulement des musiciens talentueux d’horizons parfois différents mais ayant tous une vision partagée de construire un objet musical neuf. La fascination de D’Angelo pour Prince est assez flagrante, à travers son utilisation des multiples pistes de voix en falsetto, mais aussi un recours permanent à l’understatement. D’Angelo, bien que musicalement capable, s’efforce de proposer une musique relativement dépouillée, mais parfaitement produite. Son association avec Raphael Saadiq et ?uestlove lui permet de s’ancrer dans le continuum soul des années 1990. L’album, à la façon des albums de hip-hop, contient un certain nombre de featurings. Method Man et Redman, rappeurs issus du Wu-Tang Clan, participent à Left and Right. La présence des membres de A Tribe Called Quest et du Wu-Tang Clan fait le lien entre l’héritage Soul revendiqué (Marvin Gaye, Donny Hathaway, James Brown, entre autres…) et le hip-hop et ses codes. D’Angelo n’y glisse qu’une seule reprise – fort réussie – du classique de Gene McDaniels (popularisé par Roberta Flack), Feel Like Makin’ Love, à laquelle collabore le bassiste Pino Palladino. On se lèche le bout des doigts à l’écoute du fabuleux Chicken Grease, où la rythmique ?uestlove/Palladino fait merveille, tandis que Spanky balance un riff jazzy que ne renierait par le Godfather of Soul. Enfin, Send it On, titre au tempo lent, surprend en se basant sur une composition des débuts de Kool & The Gang de 1969, un instrumental alors assez peu connu, intitulé Sea of Tranquility.
Du reste, tout a été dit : l’album encensé, les copies vendues par centaines de milliers. On redécouvre et célèbre avec appétit cet hommage à Soul des années 1970. Un disque charnière, puisque l’un des derniers grand succès Soul du XXe siècle.