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Anatomie de la composition : Roy Ayers

Au milieu des années 70, le vibra­pho­niste et lea­der Roy Ayers se retran­cha de la com­mu­nau­té du jazz, ce qu’il en res­tait fut consi­dé­ra­ble­ment amoin­dri par son pas­sage d’un funk mâti­né de fusion à la dis­co. Tan­dis que 1976 voyait naître son plus grand suc­cès, l’intemporel Eve­ry­bo­dy loves the sun­shine, Ayers avait conscience qu’il lui fal­lait enchaî­ner pour entre­te­nir la magie. Il diri­gea son regard, déter­mi­né, vers les foules dis­co, et fit date avec Run­ning Away, un gros tube de dan­ce­floor qui s’avéra être un des simples les plus popu­laires de sa car­rière. Las, l’album qui sui­vait et com­pre­nait cette com­po­si­tion, le qua­si-inou­bliable Life­line (1977), était loin de jouer dans la même caté­go­rie que celui-ci ; Ayers prit les devants pour bûcher sur son pro­chain tube dan­ce­floor de 1978, Sweet Tears. Concer­nant les fami­liers de la ver­sion tron­quée de Run­ning Away sur l’album Life­line, ils n’ont eu que la moi­tié de ce mor­ceau de choix : la ver­sion “exten­ded 12’’” est sim­ple­ment une des plus pro­di­gieuses com­po­si­tion musi­cale jamais enregistrée.

royayers

Le mor­ceau com­mence avec un rou­le­ment d’une mesure exé­cu­té par le bat­teur John Mos­ley, avant de s’immerger dans le groove qui four­ni­ra le socle à tous les autres élé­ments de l’arrangement ; en effet, celui-ci reste immuable pen­dant la tota­li­té des 7 minutes que dure la com­po­si­tion. Ins­tan­ta­né­ment, on est sai­si par la plus gra­ve­ment fun­ky des lignes de basses jamais gra­vées, une double mesure vol­ti­geuse envoyée par le bas­siste William Allen, bien plus dif­fi­cile à exé­cu­ter qu’elle ne le semble :

runningawaybass

Allen mar­tèle une fon­da­men­tale en Mi bémol sur le contre­temps pour bon­dir sur la dixième dimi­nuée qui cata­pulte l’agile déman­ché vers un La bémol sur la mesure sui­vante. Il réa­lise un saut d’octave pour la fio­ri­ture, anti­ci­pant le timide Si bémol der­rière le troi­sième temps. Il est dif­fi­cile de se repré­sen­ter que, en dépit de cette effer­ves­cence et de ces syn­copes, Allen brode sur une pro­gres­sion d’accords dépouillée I‑IV‑V. Le son de sa basse est là aus­si cru­cial que la ligne qu’elle exé­cute : un gro­gne­ment inti­mi­dant, juste un soup­çon de rugo­si­té, en évi­tant de tom­ber dans une sur­en­chère aiguë qui sape­rait les graves de la seconde mesure. Ce mou­ve­ment est répé­té, sans quel­conques rou­le­ments ni varia­tions, tout au long du mor­ceau. De ma vie, j’en ai enten­du des par­ti­tions de lignes de basses mons­trueuses, mais celle-ci tient le haut du pavé dans mes favo­rites. Elle est abso­lu­ment, incroya­ble­ment somptueuse.

Grâce à cette basse affai­rée, les autres membres de la sec­tion ryth­mique voient leur charge allé­gée pour lui venir en ren­fort. Le motif de bat­te­rie est une pul­sa­tion dis­co rudi­men­taire, avec de légères varia­tions sur la caisse claire et le char­les­ton, tan­dis que la gui­tare est réduite à grat­ter une série d’accords sim­plistes, une pédale wah wah sup­pléant à sa flui­di­té. Un motif de conga est tout aus­si per­cep­tible dans le canal droit, touche lati­no rafraî­chis­sante qui sti­mule consi­dé­ra­ble­ment la composition.

Pas­sées les quatre mesures qui posent les fon­da­tions du groove, les pre­mières des nom­breuses incan­ta­tions vocales entrent dans la danse, au son du man­tra : « Do-be-doo, run run run ». Sur­viennent les bat­te­ments de mains sur les deuxième et qua­trième temps, qui rehaussent le rythme d’une allé­gresse éton­nante. Les pre­mières paroles arrivent à 0:44s, expri­mées par un chœur à domi­nante fémi­nine, décri­vant une rela­tion à sens unique : « Cause you’ve been mean to me, and I’ve been good to you, and I’ve been oh so true. » La por­tée des mots est sub­si­diaire à leur cadence, à la manière dont les syl­labes plongent dans le groove en un mael­strom poly­ryth­mique. Ayers com­mence à chan­ter à 1:33s, excep­té le cycle de silence toutes les deux mesures qui expriment l’impression de pen­sées confuses et incom­plètes, celles d’un homme inca­pable de com­prendre les rai­sons d’une rela­tion qui bat de l’aile. À 2:24s, le refrain revient, Ayers, endeuillé chante en arrière-plan « I’m run­ning away ».

La plus notable des dif­fé­rences entre la ver­sion album et la ver­sion club [i.e., la “exten­ded 12’’”, NdT] inter­vient à 2:48s, où le fon­du de l’al­bum est sup­po­sé com­men­cer. La gui­tare se fait muette et laisse entrer un Fen­der Rhodes cha­toyant, agré­men­té d’une bonne dose de tre­mo­lo, pour une séquence de splen­dides accords moins enclins à la teneur har­mo­nique qu’à de grands éclats de cou­leurs ajou­tés au mix. Ayers entame son solo de vibra­phone à 3:20s, bien qu”indolent au pre­mier abord, il affirme alors sa confiance et sa ver­sa­ti­li­té. À 4:20s, la gui­tare revient, et le sou­bre­saut fait réa­li­ser la mesure de son rôle à l’aune de son absence. Les voix se super­posent alors les unes sur les autres pour par­ve­nir à un exta­tique cli­max, une enche­vê­tre­ment dense de “doo-be-doo”s, “run­ning away,” et “hey!” qui ricochent et se font écho, s’exal­tant à mesure qu’elles se recouvrent.

Tan­dis que le mor­ceau s’a­chève sans même crier gare, sa puis­sance déployée, cha­cun sera par­don­né s’il ramène le saphir sur le bord du vinyle pour se remettre à dan­ser, à nouveau.

“Run­ning Away (12” Ver­sion)” – Roy Ayers 6:58 (Life­line, Poly­dor 1977)

Cet article a paru le 13 mai 2007 sur le blog de Ben Leo­nard, floodwatchmusic.com, qui m’a cor­dia­le­ment auto­ri­sé à le tra­duire et à le publier (et que je remer­cie ici) : http://floodwatchmusic.com/2007/05/autopsy-of-a-song-roy-ayers/

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