Niandra LaDes, autoportrait de John Frusciante en Marcel Duchamp
Barney Hoskyns terminait en 1996 son ouvrage en forme d’histoire de la scène californienne du hard-bop au funk-metal et au gangsta rap en passant par big Mama Cass (The Mamas and the Papas) ou Jim Morrison, le spectre de la came traversant bien sûr ce road movie tout en fragments anecdotiques : Waiting for the sun.
L’un des événements narrés qui clôt ce portrait musical de Los Angeles est la mort tragique de Hillel Slovak en 1988, âgé alors de 26 ans, d’une injection fatale d’héroïne. S’il avait su quel allait être le destin de son successeur au sein de l’institution funk-rock Red Hot Chili Peppers… Au moment même ou Hoskyns traduit ses dernières pensées en lignes, John Frusciante n’a plus de dents, il a tout désappris de la guitare (tout comme Keith Richards en 1974), il doit cacher ses bras ravagés par les injections hypodermiques. Mais assez d’une description scabreuse, venons-en à l’histoire d’un opus qui nous semble venu de nulle part. Et j’ajoute, si vous n’aimez pas la musique des Chili Peppers (ce qui devient de plus en plus compréhensible), tendez tout de même une oreille vers Niandra LaDes and Usually Just a T‑Shirt.
Composé entre 1991 et 1993, le disque réunit en réalité deux projets, justement liés ici par ce and.
1991, donc. Les Chili Peppers sont au Japon. Le jeune Frusciante, qui a intégré le groupe en 1989 pour la production de Mother’s Milk (qui contient la fameuse reprise de Stevie Wonder, Higher Ground, avec force basse slappée, guitares noyées de flanger et chœurs d’écoliers). Le potentiel guitaristique de Frusciante (pour vous donner un ordre d’idée, il connaissait TOUT Hendrix note pour note et Frank Zappa le voulait pour sa tournée de 1988 !) est alors au sommet de son art. Album qui a bien plus mal vieilli que l’excellentissime Blood, Sugar, Sex, Magik (1991), dont la magie semble (ça se confirme) depuis s’être en effet dissipée. Frusciante, qui n’a que 21 ans, pète les plombs pendant la tournée au Japon et quitte le groupe juste avant de monter sur scène. Sa vision de la musique – il est alors le plus jeune mais aussi le plus raffiné et cultivé de ces singes funky, citant Rimbaud, mais aussi Duchamp, Basquiat – ne correspond pas à ces foules affrontées dans les stades ni au grand cirque MTV, alors dans la fleur de l’âge de la télé musicale dont le sacerdoce se résumait alors à “matraquer des clips, matraquer toujours les mêmes clips”. Furieux contre la terre entière, ne croyant qu’en l’intelligence suprême qu’il attribue à Clara, 2 ans, la première fille du bassiste et collègue Flea (d’ailleurs, la couverture indique To Clara, en lieu et place du titre officiel), John Frusciante accumule, dépressif et en proie aux démons du “brown sugar”, tout un matériel musical solo aux sonorités lo-fi. À l’aide d’un quatre piste, quelques guitares des meilleurs crus Fender (elles partiront en fumée dans l’incendie de sa villa), il commet une galette extra-terrestre, extra-ordinaire.
La voix chevrote, il la pousse toujours plus loin, l’imperfection est ici signe de style. Ça va faire cuistre, mais on n’est pas loin des enregistrements des perclus Brian Wilson ou Syd Barrett. La même schizophrénie qui guette l’amateur de substances opiacées. Les paroles sont d’une grâce surréaliste et dépouillée, une logorrhée digne des plus grand trips psychédéliques envahit les pistes de ce Niandra LaDes (personnage qu’il interpréta au cinéma en 1992, dans un film de Toni Oswald, sa compagne d’héroïnomanie). Des effets magnéto inversé suppléent à l’étrangeté du disque, au même titre que des voix hors de contrôle. Le jeune John y traite de la folie, de rideaux, de chatte collée à building en feu, de mascara (où il est question de féminité, comme le prouve la pochette hommage), d’arabe de la plage (Camus, bien sûr), et va jusqu’à reprendre le Big Takeover des punks de Bad Brains, dans une version mandoline remarquable de finesse. La seconde partie du disque est tout aussi originale, les morceaux sont non-intitulés de #1 à #13.
httpv://www.youtube.com/watch?v=cFV-RVOp5Qg
C’est Rick Rubin qui sortira le disque sur son label American sous l’insistance de Johnny Depp (depuis acteur émérite) et Gibby Haynes (peintre et chanteur des Butthole Surfers). Les deux acolytes, étrange projet, filmeront John au milieu d’un appartement ravagé par sa vie de junkie (Stuff, 1993). Accrochez-vous, peintures rupestres et salmigondis sur fond de pianos troubles et guitares vaseuses.
Enfin, la pochette, sublime, contient des notes de composition de la main de John Frusciante ainsi que deux photos de lui dans une tenue qui parodie la Rrose Sélavy de Marcel Duchamp ( comprendre : “Éros c’est la vie”, thème repris donc dans cette expérience musicale). Rien de commun, donc, avec la musique du groupe dont il fait à présent partie est qui a depuis retrouvé les sentiers de la gloire MTV. Un joyau, réédité sur le même label en 1999 et trouvable pour quelque menue monnaie sonnante et trébuchante.
En plus, Frusciante est toujours vivant et produit de temps en temps des albums de bonne facture sur le label Record Collection.