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La “Library Music” comme genre musical

Libra­ry music gives us a pic­ture of the
way day-to-day music soun­ded decades ago.

Rien à voir avec les biblio­thèques, mais un peu quand même. Plu­tôt, il y a à voir avec la notion de col­lec­tion. La “Libra­ry Music” a été un modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique de l’in­dus­trie musi­cale bri­tan­nique qui connut ses heures glo­rieuses des années 1960 aux années 1980. Il s’a­gis­sait pour les pro­duc­teurs de ces entre­prises de recher­cher les musi­ciens de stu­dios les plus idoines pour concoc­ter les bandes-son de films, télé­films, séries, TV, géné­riques TV en tous genres, et d’en consti­tuer un richis­sime catalogue.

On l’ap­pelle donc lit­té­ra­le­ment Musique de biblio­thèque. Un genre qui jouxte l’é­di­tion musi­cale pho­no­gramme pour les mani­fes­ta­tions spor­tives (gym­nas­tique, pati­nage…) qui est encore plus mys­té­rieux désor­mais. D’ailleurs, plu­sieurs déno­mi­na­tions existent pour ce mar­ché musi­cal jadis lucra­tif : Pro­duc­tion music, Stock music… Avec un déno­mi­na­teur com­mun : un licence com­mer­ciale d’ex­ploi­ta­tion est accor­dée aux clients pour une uti­li­sa­tion dans des films, à la télé­vi­sion (notam­ment les séries et les publi­ci­tés), à la radio, etc.

Pour en reve­nir à la ques­tion de la décou­verte de la Libra­ry Music, il faut remon­ter à 2010. J’a­vais décou­vert quelques titres du rap­peur Cor­me­ga (Queens, NY), dont R U my Nig­ga ? Il ne m’a pas fal­lu très long­temps pour trou­ver de quel mor­ceau – assez obs­cur – était issu le sample uti­li­sé dans l’in­té­gra­li­té du mor­ceau : il s’a­gis­sait de Night Moves, dont l’in­ter­prète est Frank McDo­nald, selon l’ex­cel­lente com­pi­la­tion de dig­gers (DJs et musi­ciens ama­teurs friands de curio­si­tés ins­tru­men­tales réuti­li­sables par échan­tillon­nage) Dus­ty Fin­gers.

D’autres sources sur Inter­net donnent Frank McDo­nald et Chris Rae, deux musi­ciens dont je sup­pose qu’ils for­mèrent une sec­tion ryth­mique basse électrique/batterie. Leur mor­ceau Power Surge, chef d’oeuvre de conci­sion et d’ef­fi­ca­ci­té ryth­mique (“Mid-Tem­po, bea­ty, bass & drums”) était édi­té par Music De Wolfe, dans une com­pi­la­tion nom­mée Bite Hard, pres­sée en 1998. L’oc­ca­sion m’é­tait don­née de décou­vrir cet édi­teur indé­pen­dant de musique “en tranches” que l’on aurait pu, selon le clas­se­ment PCDM, qua­li­fier de “fonc­tion­nelle”. C’est bien cette dicho­to­mie qui m’in­té­resse ici : le fonc­tion­nel deve­nu genre. Par effet de remix ? De détournement ?

Or, Meyer De Wolfe, venu d’Am­ster­dam avec un bagage solide du Konink­lijk Conser­va­to­rium de La Haye, a fon­dé son entre­prise en Angle­terre en 1909, avec pour prin­cipe une licence d’ex­ploi­ta­tion qui lui garan­tit 100% des droits (au départ, la musique est essen­tiel­le­ment pro­duite en direct pour le ciné­ma, avec un orchestre, qu’il faut scru­pu­leu­se­ment syn­chro­ni­ser). C’est un modèle com­mer­cial à part dans la pro­duc­tion musi­cale, puis­qu’elle garan­tis­sait aux clients des pro­duits sonores à prix imbat­tables et en quan­ti­té et varié­té satis­fai­santes (De Wolfe Music pro­pose sur plus d’un siècle quelque 80 000 titres). En revanche, on pou­vait s’y attendre, les ins­tru­men­tistes inter­prètes étaient payés au cachet et ne béné­fi­ciaient par consé­quent d’au­cun cré­dit ni de rému­né­ra­tion puis­qu’en l’oc­cur­rence ils  ne sont que des exé­cu­tants. On se sou­vien­dra pour l’his­toire que ce modèle fera des émules à l’ère de la musique popu­laire dif­fu­sée à l’é­chelle mon­diale, notam­ment avec les stu­dios Motown à Detroit et Tri­dent à Londres, pour n’en rete­nir que deux. Ils employaient d’ex­cel­lents musi­ciens capables de lec­ture à vue et d’une oreille par­faite pour enre­gis­trer des “tubes” au kilomètre.

Mais quit­tons l’as­pect com­mer­cial pour reve­nir à la valeur intrin­sèque des extraits musi­caux et des pièces pro­duites par ces musi­ciens de l’ombre. Pour­quoi un tel inté­rêt de la part des dig­gers ? On peut se dire que ce choix était idéal à plus d’un titre.

D’a­bord, une musique pro­duite pour l’i­mage requiert la concep­tion d’une ambiance : on fait appel à une véri­table illus­tra­tion sonore, pro­cé­dant par impres­sions, osti­na­tos, bref on peint une ambiance tout en nuances, comme sur com­mande. L’u­ti­li­sa­tion de musi­ciens d’é­lite se com­bine aux pos­si­bi­li­tés offertes par l’ins­tru­men­ta­tion élec­tro­nique, qui per­met d’ex­plo­rer encore plus loin les maré­cages d’ambiances.

En outre, on peut sup­po­ser qu’é­chan­tillon­ner de la Libra­ry Music per­met­tait de se dédoua­ner de frais d’ex­ploi­ta­tion puisque l’ac­qui­si­tion du droit d’u­sage est faite en amont. Il n’y donc pas de droits d’au­teur a pos­te­rio­ri. C’est un motif qui explique sans doute la pro­émi­nence de la Libra­ry Music dans les samples hip hop et l’en­semble de la musique pop fai­sant appel à la réuti­li­sa­tion de maté­riau préexistant.

Enfin, il faut sou­li­gner que cette musique, par son omni­pré­sence dans les médias, est par excel­lence la musique du quo­ti­dien. Elle est le moment exquis de la musique popu­laire dans sa défi­ni­tion la plus originale.

Si cette thé­ma­tique de la Libra­ry Music vous pas­sionne, je ne peux que vous invi­ter à creu­ser avec moi le sujet, en com­men­çant par une écoute de la com­pi­la­tion Dus­ty Fin­gers (17 volumes) et par la lec­ture de cet excellent article de Pit­ch­fork.